Édition du Seuil, 2023, 304 pages, 22 €
L’ouvrage de Silvia Ferrara, professeure de philologie mycénienne à l’Université de Bologne, est un véritable plongeon au cœur de l’histoire humaine, là où les premiers gestes de création symbolique ont vu le jour. Au fil des pages, l’autrice nous invite à un voyage à travers les temps anciens et les civilisations disparues, pour explorer la genèse de l’écriture et des symboles qui en sont à l'origine.
Dès les premiers chapitres, Ferrara plonge le lecteur dans un univers fascinant, celui des traces laissées par l’humanité à travers les millénaires. Les empreintes de mains dans les grottes préhistoriques, les gravures de girafes dans le désert du Sahara ou encore les pétroglyphes géants d’Hawaï ne sont pas que des œuvres d’art ; ce sont des manifestations d’une pulsion intérieure qui pousse l’être humain à vouloir représenter, à marquer son passage, à immortaliser son existence. L’un des aspects les plus remarquables de l’ouvrage est la manière dont Ferrara relie ces premiers signes aux questions fondamentales de l’humanité : comment naissent les symboles, qui les crée, et pourquoi ? À travers cette exploration, l’autrice parvient à esquisser une réponse complexe et nuancée, tout en laissant place à l’imagination et à l’interprétation.
Le livre n’est pas seulement un recueil d’anecdotes historiques ou de découvertes archéologiques ; il s'agit d'une réflexion profonde sur la capacité humaine à donner du sens à ce qui semble être, au premier regard, abstrait ou sans signification. Le « saut » vers l’abstraction, terme récurrent dans l’ouvrage, désigne cette incroyable capacité qu’a l’humanité à transcender le réel et à créer des symboles qui, eux, racontent une autre histoire, celle des idées, des croyances et des aspirations.
La narration de Ferrara se distingue par sa capacité à envoûter et à susciter la réflexion. Chaque site archéologique mentionné, chaque fragment de pierre gravée ou de paroi peinte, est une porte ouverte sur un monde disparu, mais dont les échos résonnent encore dans notre présent. La grotte de Pech Merle, avec ses mains négatives, en est un exemple éloquent : ces empreintes, posées là il y a des milliers d’années, semblent nous parler d’un lien profond entre les humains de l’époque et leur environnement. De même, les mystérieux signes trouvés dans les grottes marines du Salento, en Italie, ou les temples monumentaux de Göbekli Tepe en Turquie, sont autant de témoignages muets d’une histoire que nous ne pouvons qu’imaginer.
Cependant, Ferrara ne s’arrête pas à une simple description des vestiges archéologiques. Elle cherche à comprendre l’intention derrière ces gestes : pourquoi ces premiers humains ont-ils ressenti le besoin de graver des images ou des formes sur la roche ? Quel était leur objectif ? Ces questions, posées avec acuité tout au long de l’ouvrage, nous renvoient à nos propres préoccupations contemporaines : qu’est-ce qui pousse l’être humain à créer ? À inscrire dans la matière des signes qui lui survivent ? Ce besoin de laisser une trace, de transmettre quelque chose, est au cœur de l’enquête menée par Ferrara.
L’une des grandes forces de cet ouvrage réside dans sa capacité à lier des époques, des lieux et des cultures qui semblent à première vue très éloignés les uns des autres. Le lecteur est ainsi transporté du Mexique à l’Égypte ancienne, en passant par l’Égée et la Chine, dans une quête presque universelle de compréhension. Chaque culture semble avoir développé ses propres systèmes de signes et d’icônes, mais tous répondent à un besoin commun : celui de communiquer des idées au-delà de l’instant présent. Ferrara montre avec brio que l’écriture, loin d’être une invention unique de la Mésopotamie, a vu le jour en plusieurs endroits, à différentes époques, et a parfois disparu sans laisser de traces, avant de resurgir ailleurs sous une autre forme.
La diversité des formes d’expression graphique que Ferrara explore nous rappelle que l’écriture, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’est qu’une étape dans une longue chaîne d’innovations et de tentatives de représentation. Les signes géométriques, les figures animales et humaines, les pictogrammes complexes qui ont précédé les alphabets sont autant de témoignages de l’imagination fertile des civilisations anciennes. En déchiffrant ces traces, nous nous plongeons dans une réflexion sur les origines mêmes de la pensée abstraite et de la capacité humaine à conceptualiser le monde qui l’entoure.
Un autre aspect captivant de l’ouvrage est la dimension spéculative que Ferrara introduit. Certaines écritures anciennes, certains symboles gravés dans la roche, restent aujourd’hui encore énigmatiques. Ils n’ont pas été déchiffrés, et peut-être ne le seront-ils jamais. Pourtant, leur simple existence nous pousse à nous interroger sur la nature même du langage, sur la frontière entre ce qui est compréhensible et ce qui reste mystérieux. Ferrara excelle à évoquer ces mystères sans jamais prétendre y apporter une réponse définitive, laissant ainsi le lecteur dans un état de fascination et de questionnement permanent.
Le style de Ferrara, fluide et empreint d’un humour discret, rend cet ouvrage aussi accessible que passionnant. Loin d’être un traité académique réservé aux spécialistes, Avant l’écriture s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des civilisations, à la naissance des cultures, mais aussi à la nature de l’imagination humaine. Les références érudites de Ferrara, à qui nous devons La Fabuleuse Histoire de l’invention de l’écriture (POINTS, 2022), mêlées à une narration vive et engageante, offrent une lecture aussi instructive que poétique.
En conclusion, Silvia Ferrara nous livre ici un ouvrage remarquable qui, sous couvert d’une enquête sur les origines de l’écriture, interroge en profondeur la nature humaine. Elle nous montre que l’invention des signes et des symboles est avant tout une aventure de l’esprit, une quête d’abstraction qui reflète notre désir de comprendre et d’exprimer ce qui nous dépasse. Un livre qui, par son érudition et son humanité, laisse une empreinte durable dans l’esprit du lecteur.