Le Dibbouk – Entre deux mondes
21 mai, 2025 par
Mise à jour sites

Sh. An-Ski – Préface Pierre Katuszewski-Nina Gourfinkel et Arié Mambush (trad.)
L’Arche, 2024, 80 pages, 10 €

L'œuvre d'An-Ski se situe au carrefour du théâtre yiddish et de la tradition mystique juive. L'intrigue de la pièce repose sur la figure légendaire du dibbouk, un esprit qui, après sa mort, erre et s'empare du corps d’un vivant pour des raisons souvent liées à des injustices ou à des désirs inachevés. Dans ce drame en trois actes, An-Ski explore des thèmes profonds tels que la frontière entre la vie et la mort, l’injustice sociale et l'amour impossible, tout en plongeant dans les racines de la croyance juive traditionnelle.

L’auteur, Shloyme Zanvl Rappoport, alias An-Ski, est issu d’un monde profondément marqué par la culture juive de l’Empire tsariste. Né en 1863, il a dédié une partie de sa vie à la collecte des traditions et des légendes juives, faisant des expéditions ethnographiques dans les villages juifs de l’Europe de l’Est. C’est au cours de ces voyages qu'il a récolté les éléments qui allaient nourrir la création du Dibbouk, cette pièce phare du répertoire yiddish. An-Ski est également reconnu pour ses engagements politiques, notamment avec les Narodniki, un mouvement révolutionnaire russe, ainsi que pour son implication dans la promotion de la culture yiddish à travers son écriture.

Le Dibbouk met en scène Hanan, un étudiant de la Cabbale, qui meurt d'amour en apprenant que sa bien-aimée, Léa, est promise à un autre homme. Sa mort prématurée n'étouffe pas ses sentiments passionnels, et il revient sous forme de dibbouk pour posséder le corps de Léa le jour même de son mariage. Cette possession crée un affrontement entre le monde des vivants et celui des morts, où justice, croyances religieuses et mysticisme s’entremêlent pour délivrer l’âme errante de Hanan. Un tribunal religieux devra juger l’affaire, opposant la logique froide du droit religieux aux puissances surnaturelles.

Cette œuvre théâtrale, adaptée en plusieurs langues et jouée pour la première fois en 1920, a été traduite en yiddish par l’auteur lui-même pour lui donner une plus grande authenticité et ancrer l’histoire dans les traditions juives. L'une des spécificités de la pièce réside dans cette exploration du dibbouk, entité mystérieuse et effrayante du folklore juif, perçue comme une âme perturbée qui cherche réparation. An-Ski, à travers cette histoire, illustre non seulement le poids des traditions et des superstitions dans la société juive de son époque, mais il propose également une réflexion sur les liens entre la justice divine et celle des hommes, entre l’amour et la mort.

La réédition de 2024, publiée par L’Arche – maison d’édition française fondée après la Seconde Guerre mondiale –, met en lumière la modernité de cette œuvre qui, bien qu’enracinée dans un contexte ancien, résonne encore aujourd’hui par ses questionnements universels sur l’au-delà et les relations humaines.

La préface de Pierre Katuszewski éclaire encore davantage cette nouvelle édition, en contextualisant la pièce non seulement dans l'histoire du théâtre mais aussi dans celle du peuple juif. Katuszewski revient sur l’importance du théâtre yiddish dans la préservation de l’identité culturelle juive, surtout dans un contexte historique où cette identité était menacée par la persécution et l’exil. Il insiste également sur le rôle de Le Dibbouk dans la représentation des dilemmes spirituels et sociaux des communautés juives de l’Europe de l’Est, mais aussi dans sa capacité à toucher des problématiques humaines universelles.

L’ouvrage d’An-Ski est bien plus qu’un simple drame mystique. Il reflète les peurs, les espoirs et les désillusions d’un peuple marqué par des siècles de persécutions. Mais il explore aussi des sujets philosophiques plus larges : les liens entre l’amour et la mort, la justice et la vengeance, le passé et le présent. L’œuvre est un miroir tendu à la condition humaine, et sa résonance dépasse largement les limites de la communauté à laquelle elle se destine. Le théâtre, dans ce texte, devient un espace où les forces visibles et invisibles s’affrontent, où la tragédie prend une dimension cosmique et universelle.

Cette pièce continue de fasciner non seulement par son intrigue, mais aussi par la richesse de ses thèmes, la profondeur de ses personnages et la puissance de son symbolisme. Chaque représentation de Le Dibbouk est une invitation à plonger dans un univers mystique où l'humain se confronte à des forces qui le dépassent, et où chaque geste, chaque parole, résonne comme un écho du passé qui tente désespérément de trouver une place dans le présent.

An-Ski, en réunissant folklore, religion et théâtre, a créé une œuvre intemporelle, qui continue à captiver et à interpeller le public moderne.


Mise à jour sites 21 mai, 2025
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